mardi 25 janvier 2011

Cabeza de Vaca : nouveaux horizons hallucinés


Avec d'autres conquistadors, Alvaz Cabeza de Vaca, trésorier d'une expédition espagnole, échoue en Floride en 1528. Capturé par des Indiens, il devient esclave d'un sorcier local et de son compagnon, créature difforme qui abuse de son emprise sur l'homme blanc.
Ce sera l'apprentissage de l'Espagnol, comme un rite initiatique nécessaire pour se défaire de ses préjugés, oublier sa culture et s'abandonner à une nouvelle existence –celle d'un mystique, d'un chaman.

Une rééducation humiliante en forme de renonciation pour Cabeza de Vaca.

Assimilé, libéré, Cabeza entame une errance hallucinée vers le ponant, à travers l'Amérique des tribus, des puissances inintelligibles, ce continent «nouveau» que l'homme semble n'avoir pas encore domestiqué, étant seulement son hôte ou son symbiote.

Dès lors et comme l'Occidental «civilisé» du film, le spectateur devra s'abandonner à ce tourbillon halluciné, parfois difficilement lisible, dont le propos n'atteint jamais aucune conclusion; mais d'une rare puissance d'envoûtement.

Cabeza de Vaca accomplit des miracles pour ses tribus d'adoption.

Cabeza de Vaca renie sa langue, sa culture, sa religion; ses oripeaux et la raison; son humanité, pourrait-on croire; pourtant, au cours de cette traversée absurde où les massacres finissent par prendre le pas sur les miracles, il reste humain, n'abandonnant jamais la fraternité ni l'entraide, le plus raffiné des instincts grégaires ; une culture rituelle, le corps érotisé... cet humanisme qui survit à tous les déchaînements de violence.

Cet humanisme primitif, le protagoniste le partage avec le cinéaste comme avec les tribus amérindiennes. Nicolás Echevarría, dont c'est le métier d'origine, bâtit sa fiction sur le plus fascinant des documentaires ethnographiques, tant les diverses tribus croisées par l'explorateur chaman semblent revivre sur la toile, envoûtantes, à la frontière du fantastique.

Ainsi s'ébauche une œuvre d'une grande beauté, destinée au vagabond qui acceptera d'être déboussolé; de contempler jusqu'au vertige un tableau hypnotique de la nature et d'une humanité autre. Une errance hallucinée, une expérience mystique déconcertante, le poème d'un philosophe qui se refuserait à tous les dogmes, sinon à l'humanisme. Et un portrait de l'homme au XVIe siècle comme au XXIe – toujours aux prises avec ses sens et sa raison.

Cabeza de Vaca, de Nicolás Echevarría (1991, Mexique, 1h52).
Avec Juan Diego...


*** D'autres critiques :
  • «Cabeza de Vaca: l'épopée hallucinée du conquistador devenu chaman», l'interview-critique de Thomas Sotinel pour Le Monde.
  • «Les Nouveaux Mondes», la critique de Vincent Avenel pour Critikat.
  • La chronique de Jérôme Momcilovic pour Chronic'art.

jeudi 13 janvier 2011

Faites le mur ! ou l'art de rire entre documentaire et réflexion

Banksy, sans doute le créateur le plus connu du street art, finit par reprendre le film en main. Au point que certains critiques se demandent qui manipule qui, et si le film comme son objet ne sont pas un canular agitprop.

Le street art, mouvement international et urbain, semble l'héritier noble (ou bien embourgeoisé et vidé de substance?...) du graffiti. Le support est identique – le béton des villes – l'éventail des techniques utilisées s'élargit aux pochoirs, collages et mosaïques, etc., la visée redevient politique et esthétique. Et même si les artistes de rue sont des acrobates que poursuit la police, leurs œuvres s'exposent et se cotent sur le marché de l'art contemporain.
C'est ce street art et ses protagonistes que décrit Faites le mur ! au départ. Thierry Guetta, Frenchman from L. A. fasciné par ces créateurs de l'ombre, les filme comme on pisse à l'aide d'une caméra vidéo. Ses images au kilomètre composent un vrai documentaire sur le street art, l'enregistrement d'œuvres par nature éphémères (quoique...) comme la geste d'aventuriers du bitume.

Mais un glissement s'opère au fil des séquences : le vidéaste devient l'objet du film ; le street art s'expose et se commercialise, enfin se vide de sa rébellion – quand ce n'est pas de toute substance. L'art n'est plus qu'une intention ?... Alors seules la lisibilité et la noblesse de celle-ci importent. Approchée par Guetta, la sommité Banksy reprend la caméra et incite l'admirateur à devenir artiste. Las ! la créature échappe à son maître dans un tourbillon drolatique et cynique.

Mister Brainwash, naïf sincère ou authentique cynique ?

Faites le mur !, un essai pour initiés ? Non !
Le documentaire est instructif, drôle et exaltant, qui interroge Invader, créateur de ces Space Invaders en mosaïque qui envahissent les métropoles du monde entier, ou encore Banksy, dont les pochoirs pleins d'espoir d'espoir entaillent le mur de sécurité construit par Israël sur les Territoires palestiniens.
La réflexion est passionnante, argumentée sans être pesante, large et profonde sans jamais s'éparpiller.
Le tout est fin, léger, rebelle et fun, et dépasse aisément son sujet. Et tant pis si c'est l'énième coup d'un maître du canular.

Faites le mur ! [Exit through the gift shop], de Banksy (2010, États-Unis et Royaume-Uni, 1h26)
Avec Thierry Guetta (aka Mr Brainwash), Banksy...

*** D'autres critiques :
  • «Banksy quitte la rue pour le cinéma», la critique d'Isabelle Régnier pour Le Monde.
  • «Au sens street», la critique de Marie Lechner pour LibéNext.
  • Le «pour» d'Aurélien Ferenczi et le «contre» de Louis Guichard sur le site de Télérama.

Another Year : la tragédie des solitudes

Another Year et c'est la fin d'un siècle.
Antoher Year et rien ne change.

Tom (Jim Broadbent), Gerry (Ruth Sheen), le mariage incarné, au potager en compagnie de leur fils Joe (Oliver Maltman), l'adulescent

De prime abord, le film de Mike Leigh semble illustrer l'immuabilité – des saisons d'abord, du couple surtout. Du couple comme seul refuge à la tragédie humaine ; de celui que forment Tom et Gerry en particulier. Tom et Gerry ou le couple modèle – amour, famille et réussite sociale, et ces menus plaisirs d'un quotidien ronronnant. Le bonheur tiède et tranquille des bâtisseurs de civilisation. Mais un absolu déliquescent ; un modèle hors d'atteinte, sinon pour ses propres enfants.
L'image, pourtant, dans Another Year est changeante ; non que les protagonistes dérogent à leur constance : ils vacillent dans l'œil du spectateur. Car à trop le contempler, un tel monolithe ne peut être qu'écrasant et glacial, sans prise aucune tant il est concentré sur son seul noyau.

Ken (Peter Wight) et Mary (Lesley Manville) préfèrent oublier leur fardeau en solitaire

Autour du couple gravitent des figures esseulées, fulgurantes ou récurrentes. Revendiquant leur bonheur de façade et leur indépendance, mais comme hypnotisées par la figure granitique du couple amoureux à travers les âges. Des solitaires malheureux et complexés, dont la vie sans moitié est un naufrage. Disant chacun quelque chose de l'incommunicabilité des êtres, de la déréliction à l'aube d'un nouveau millénaire – ou de tout temps ? La fin d'un siècle... et rien ne change.
Tom+Gerry comme une icône solaire qui brûlerait ceux qu'elle attire le plus. Ainsi de Mary, vraie héroïne d'Another Year, fille perdue à la recherche à la recherche d'une famille d'adoption ; acceptée puis rejetée, regardée avec la plus cruelle condescendance, pour son incapacité à effleurer le modèle, voire la possibilité qu'elle l'ébranle.

Peut-être le spectateur est-il libre de se choisir tel ou tel alter ego dans la toile de Mike Leigh ; l'un pourra y voir une ode au mariage, l'autre une démonstration du lent naufrage d'un anachronisme. Derrière un vernis doux-amer, chacun verra dans Another Year une tragédie des comédies humaines.

Another Year, de Mike Leigh (2010, Royaume-Uni, 2h09)
Avec Lesley Manville, Ruth Sheen, Jim Broadbent...


*** Une autre critique :
«Another Year : l'impitoyable mécanique des saisons qui passent», la critique de Thomas Sotinel pour Le Monde.