Affichage des articles dont le libellé est indispensable. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est indispensable. Afficher tous les articles

dimanche 5 janvier 2020

«La femme gelée», autobiographie pamphlétaire



La femme gelée est un récit largement autobiographique, épuré, tout entier tendu vers sa thèse féministe. Annie Ernaux y raconte l’enfance heureuse d’une fillette libre en Normandie, dans une famille qui ignore les carcans de genre. Vient l’adolescence, la pression des paires de plus en plus forte, le désir de plaire aux garçons, le rétrécissement progressif et inconscient vers les normes sexistes. Jusqu’au carcan, d’abord insidieux, progressivement implacable, du quotidien au temps du mariage et de la maternité.
Annie Ernaux donne toute sa chair à cette existence, sans intellectualisme, au travers d’anecdotes, de réflexions et d’épisodes touchants, glaçants, toujours vrais, dans une langue directe et vivante, teintée de parler normand durant l’enfance. Peu à peu, de l’autobiographie touchante et juste sourd un pamphlet cinglant, aux éclats d’une violence et d’une justesse rarement lues contre une condition féminine toujours d’actualité.

4/5
La femme gelée (1981, Gallimard), d'Annie Ernaux (1940-).
Disponible en poche dans la collection Folio (192 pages).

dimanche 7 février 2010

Mother, génial hybride


La mère (jamais nommée) est incarnée par Kim Hye-ja, mère-courage vedette
des téléfilms coréens (photo du film copyright Diaphana Films)

Dans Mother, c'est évidemment un personnage de mère qui est au centre. Mais elle regarde ailleurs en permanence, semble ne vivre que pour son fils — Do-joon, simple d'esprit qui à 28 ans dort encore contre son sein.
Le couple fusionnel vit sa routine dans un bourg rural d'une grande quiétude. Mais cette tranquillité de façade est vite troublée par un crime : une lycéenne est retrouvée morte, et tout accuse Do-joon... qui ne se souvient de rien.

Le film de Bong Joon-ho balance entre mélodrame et polar, entre une enquête à suspense, menée par une mère en furie pour innocenter son enfant, et le portrait touchant de protagonistes à la marge de la société. Et pourtant Mother conserve presque tout du long ce calme parfois irréel, zébré d'éclairs de violence, de scènes surréalistes et d'éclats d'humour noir ou burlesque.
Le jour, dans la douceur solaire, le spectateur ne peut soupçonner la nuit, les jours d'orage, les dessous sordides de cette société. L'image d'Epinal est vite ébranlée par la quête violente et désespérée de la mère ; le vernis du tableau idyllique se fissure sous la révélation du vice et de la violence, de l'injustice et de tous les non-dits de cette communauté.

Do-joon (Won Bin), simple d'esprit dépendant de sa mère, lutte contre sa mémoire
(photo du film copyright Diaphana Films)

Il y a du génie dans ce mélodrame grinçant qui s'acoquine avec le policier contemplatif. Le génie de la mise en scène — l'esthétique du film est incroyable, chaque plan raconte mille histoires, fascine. Un vrai don pour faire vivre ces personnages bizarres et denses. Et la réussite éclatante d'une hybridation des genres, qui tient en haleine autant qu'elle touche, effraie, déchire même. Bong Joon-ho se paie jusqu'au luxe de livrer par touches légères une vraie réflexion sur la mémoire...

Mother, de Bong Joon-ho (2010, Corée, 2h10) Avec Kim Hye-ja, Won Bin...

*** Plus d'infos :
  • « Médée matériau », la critique de Mathieu Macheret sur Critikat.
  • « Mother : femme prête à tout pour sauver son fils », la critique de Jean-François Rauger sur le site du Monde.

vendredi 29 janvier 2010

Requiem des innocents : littérature en lutte contre la misère


L'écrivain Louis Calaferte
(photo Guy Delorme, copyright Bibliothèque municipale de Lyon)

Louis Calaferte est un écrivain au parcours singulier : né à Turin (Italie) en 1928, l'«anarchiste chrétien», ainsi qu'il se baptisera, a grandi dans la banlieue lyonnaise, dans la misère d'un ghetto crasseux. Certificat d'études en poche, il travaille à l'usine dès 13 ans — mais lit, aussitôt quittée l'école, tout, tout le temps, jusque dans les toilettes de l'usine : «Lisez attentivement et sans relâche, intime-t-il dans Septentrion. Le Littré, les articles de dernière heure, les insertions nécrologiques, le bulletin des menstrues de Queen Lisbeth, lisez, lisez tout ce qui passe à votre portée. A moins que, comme ce fut souvent mon cas, vous n'ayez même pas de quoi vous acheter le journal du matin. Alors descendez dans le métro, asseyez-vous au chaud sur le banc poisseux — et lisez ! Lisez les avis, les affiches, lisez les pancartes émaillées ou les papiers froissés dans la corbeille, lisez par-dessus l'épaule du voisin, mais lisez !»
Ce leitmotiv lui réussit : l'adolescent monte à Paris en 1947, se fait figurant de théâtre, écrit — sa première pièce est représentée pour ses vingt ans — et devient écrivain.

Publié en 1952 grâce à l'aide de Joseph Kessel, Requiem des innocents est son premier livre, qu'il conspuera plus âgé. Louis Calaferte y raconte des souvenirs d'enfance, quand il avait dix ou douze ans et vivait dans la «zone», «le quartier le plus écorché de la ville de Lyon». Un «ghetto» peuplé d'une humanité bestiale, une cour des miracles avec ses gueules incongrues, où sont enfermés criminels et miséreux survivant de combines.
Le quartier vit au rythme des razzias en ville. La sexualité y est sordide. Les plus faibles d'une bande de copains — Debrer le bossu, Victor Albadi alias Roméo Toro, épileptique à «la cervelle aussi folle que sa jambe» — sont régulièrement battus jusqu'au sang, jusqu'à l'évanouissement. D'ailleurs les hommes battent leur femme, les parents frappent leurs gosses, les directeurs d'école bastonnent les cancres, et les flics, les voyous. «On se bat beaucoup chez les pauvres. Il faut bien passer sur quelqu'un sa fureur, sa rage d'être au monde et d'y rester.» La violence et la morbidité de cette vie-là est difficilement soutenable pour qui a grandi dans un milieu favorisé.
Le narrateur comme ses camarades : de la racaille, condamnée par son acculturation. «Nous savons même pas parler, dit l'ami Schborn, chef de leur bande. Pas savoir parler, c'est la fin de tout. Il y avait trop d'étrangers chez nous. On saura jamais tout à fait la langue.»
L'instinct de lutte des classes naît tout naturellement. «Pour nous, les gens de la ville étaient des ennemis, tous sans distinction.» La ville, territoire de «ceux qui bouffaient à plus faim, tous les jours, qui s'habillaient à plus froid». Un ailleurs haï et désiré, inaccessible pour la plupart.
Et pourtant. Pourtant certains s'en sortiront. L'auteur, «premier bâtard de [son] quartier qui allait quitter l'école avec autre chose que des poux et le vice de la masturbation collective : mémoire d'homme.» Sa planche de salut : un maître d'école hors du commun, lecteur et buveur invétéré toujours flanqué de «sa putain Dorothée», manchot portant monocle et riant de se battre aussi durement que ses protégés... «Tu voulais renverser cette barrière qui nous empêchait de comprendre les autres», le remercie l'ancien élève, son ami.

Puis la littérature poursuivra l'œuvre salvatrice. Des lectures, l'écriture. Requiem des innocents. Un livre parfois maladroit et redondant, collage d'anecdotes à la construction bancale, mais un récit édifiant, incontournable, avec ses fulgurances. L'immense styliste qu'est Calaferte est encore en gestation : l'écriture ne charrie que les braises de la langue de feu portée à sa plus haute incandescence dans Septentrion. Mais la force du récit suffit à atteindre aux tripes.
Car l'œuvre est un témoignage inestimable de la vie de misère dans les ghettos modernes. Un récit toujours brûlant d'actualité, et à la portée universelle : comme le soutient Louis Calaferte, «pour toucher, pour voler un peu de vérité humaine, il faut approcher la rue. L'homme se fait par l'homme. Il faut plonger dans les hommes de la peine, dans la peine, dans la boue fétide de leur condition pour émerger ensuite bien vivant, bien lourd de détresse, de dégoût, de misère et de joie.»

Requiem des innocents (1952, Gallimard), de Louis Calaferte (1928-1994). Disponible en poche dans la collection Folio (224 pages, 6,10 euros).

*** Plus d'infos :
  • «Louis Calaferte sauvé par Régis Jauffret», un entretien en forme de critique du Requiem des innocents, réalisé par Baptiste Liger pour le magazine Lire en 1995 (sur le site de L'Express).
  • Une biographie de Louis Calaferte sur le site des éditions Hesse (en bas de page).
  • La notice dédiée à l'écrivain sur Wikipédia.