mercredi 27 janvier 2010

Le cœur prisonnier d'un Nœud de vipères

«Voilà l'homme, voilà un homme entre les hommes, me voilà. Vous pouvez me vomir, je n'en existe pas moins.» L'homme qui se sait abject, c'est Louis, vieil avocat anticlérical du barreau bordelais, «monstre de solitude et d'indifférence» rongé par l'avarice. Au crépuscule de son existence, il s'attelle à une longue lettre à son épouse, entendant «[l']obliger à [le] voir jusqu'au fond», elle qu'il n'aime pas, ne connaît pas.
Ce patriarche lance l'anathème contre une famille haïe, dont il ne voit que les manœuvres intéressées ; il déclame sa haine, l'aigreur de cet «homme qui vivait seul en face de votre groupe serré» : «toi [sa femme], ton fils, ta fille, ton gendre, tes petits-enfants», unis par la cupidité. Mais l'anathème devient confession et cheminement vers une rédemption tardive.

Cette longue lettre, c'est Le Nœud de vipères, de François Mauriac. Un chef d'œuvre romanesque, récit de la vie de Louis dans une langue sobre, classique et économe — et pourtant inimitable, à la puissance d'évocation inouïe. Au gré des péripéties, des complots du narrateur pour déshériter les siens, l'écrivain explore la galerie de portraits d'une famille bourgeoise ancrée entre Bordeaux et les Landes, des caractères dessinés avec une saisissante acuité psychologique. Et le récit vibre de mille résonances personnelles...

François Mauriac en 1932 (reproduction par Njal d'une photographie extraite de la collection de la famille Mauriac, exposée au Centre François-Mauriac de Malagar à Saint-Maixant, en Gironde).


«Ma jeunesse n'a été qu'un long suicide»
, constate Louis. La vie d'adulte ne lui apporte qu'une solitude accrue ; le malheur, malgré l'ascension sociale de ce «fils de paysan dont la mère avait "porté le foulard"», malgré la réussite professionnelle, en dépit de l'argent — tous ces coffres, ces titres qu'il accumule et cache aux siens, qu'il «aime», qui le «rassurent».
«J'ai mis soixante ans à composer ce vieillard mourant de haine», dit-il. Alors ne subsiste du cœur de Louis et de ses liens avec autrui qu'un nœud de vipères. Cet homme a connu de rares élans d'amour, d'humanité, toujours brimés par sa nature ou un coup du destin ; ou par les autres : entre lâchetés, fuites et mensonges, tous les hommes ont leurs bassesses chez Mauriac.
Au centre, le vieillard fascine par son intelligence et sa lucidité, cette «lucidité affreuse. Cette habileté à se duper soi-même, qui aide à vivre la plupart des hommes, m'a toujours fait défaut. Je n'ai jamais rien éprouvé de vil que je n'en aie d'abord eu connaissance.» D'où cette souffrance d'une vie entière, le doute assaillant Louis et, au-delà de la monstruosité, une humanité bouleversante.

Le Noeud de vipères (1933, Grasset) de François Mauriac (1885-1970). Disponible en Livre de poche (192 pages, 4,50 euros).


*** Plus d'infos
:
  • La notice consacrée à François Mauriac sur Wikipédia, où l'on trouvera de nombreux liens.
  • François Mauriac a reçu le prix Nobel de littérature en 1952, pour «la profonde imprégnation spirituelle et l'intensité artistique avec laquelle ses romans ont pénétré le drame de la vie humaine».
  • Sa notice biographique sur le site de l'Académie française, où il fut triomphalement élu en 1933. Il y est indiqué cependant que «François Mauriac eut à subir les subtiles perfidies dont André Chaumeix émailla son discours de réception. Cet auvergnat, conservateur et hédoniste, goûtait peu en effet la noirceur de l’œuvre mauriacienne : "Vous êtes le grand maître de l’amertume... À vous lire, monsieur, j’ai cru que vous alliez troubler l’harmonieuse image que je garde de votre région... J’ai failli prendre la Gironde pour un fleuve de feu, et la Guyenne pour un nœud de vipères..."»
  • Du même auteur, je vous recommande également la lecture de Thérèse Desqueyroux. Après, vous n'aurez plus besoin de personne pour avoir envie de tout lire de François Mauriac...

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